Aujourd'hui correspondant pour Radio-France à New Delhi, Jean
Piel a passé quatre années en Corée de 1992 à 1996. Il raconte
dans son livre Corée, tempête au pays du matin calme son engouement
pour le pays et ses habitants. Au travers d'anecdotes et d'analyses, il nous fait découvrir la Corée telle qu'elle se veut être, telle qu'elle est perçue et finalement telle qu'elle est. Dans une série de conférences données en Corée en mai 1999, il revient sur "Les défis que la Corée doit encore relever." Haniweb vous en présente de larges extraits. |
[ Motivations du livre | Les
défis à relever]
[Le sens de la Segyewha
| Le Monde, les étrangers et la Corée | Les étrangers en Corée
| Nationalisme, frein à l'internationalisation]
[ Accepter la différence |
Débattre des idées | Jeunesse | Assumer
son passé | Où
se situe la Corée d'aujourd'hui ? |
L'avenir de la Corée
]
LES DEFIS QUE LA COREE DOIT ENCORE RELEVER
PAR JEAN PIEL
Tous droits réservés Jean Piel & Haniweb © Copyright
1999
Accepter la différence
Nous avons beaucoup parlé de la globalisation qui représente donc une des
premières différences à accepter. Ce n'est pas la seule. Les différences
sociales sont souvent mal acceptées en Corée. Solokto en est un symbole.
Il s'agit d'une île dont tous les habitants sont des lépreux. Solokto symbolise
donc le rejet des malades; on enferme ceux qui font peur loin des villes.
Lors des Jeux Olympiques de Séoul, de nombreux handicapés furent placés
dans cette île temporairement. Un médecin m'a expliqué que cette crainte
des malades venait du confucianisme qui accorde beaucoup d'importance à l'apparence
qui doit être parfaite. En outre, l'importance accordée àla lignée
familiale et la croyance en l'influence des ancêtres font que, si vous êtes
lépreux ou handicapés, cela signifie qu'il y a eu un grave problème
chez vos ascendants auparavant. Ce phénomène de rejet est le même
à l'égard des malades du sida. Ceux-ci souffrent d'une grave discrimination
sociale; ils perdent leur emploi; leur famille les rejettent; leurs amis s'éloignent
d'eux.
Il y a encore d'autres différences sociales qui sont mal acceptées dans
la Péninsule: l'homosexualité, les métis, ceux que l'on appelle les
Ttugis en coréen. Les enfants métis sont victimes de brimades et devenus
adultes, ils ont du mal à s'insérer dans la société.
"Le
refus des différences peut s'expliquer par le confucianisme et l'importance
accordée au sang."
Ce refus des différences peut s'expliquer encore une fois par le confucianisme
et l'importance accordée au sang -c'est le cas pour les Ttugis ou la méfiance
envers l'adoption-ou par l'homogéneité de la société sud-coréenne,
où le groupe est important, où on recherche toujours le consensus, où
sortir du groupe est difficile. Longtemps aussi, le pays ne s'est préoccupé
que de son développement économique sans s'intéresser aux questions
sociales. Maintenant que le pays est riche, les choses vont pouvoir changer rapidement.
Il est d'ailleurs incontestable que la société coréenne se libéralise
de plus en plus. On accepte mieux les handicapés que par le passé. Il existe
des associations gay dans les universités, et il y a même eu la première
manifestation homosexuelle à Séoul en 1997. Il existe aussi de plus en
plus d'association de solidarité en Corée, ce qui prouve qu'on accepte
mieux de venir en aide aux défavorisés. Les journaux abordent souvent ces
sujets de société. En parler est déjà une première étape.
Néanmoins, accepter les différences reste encore un défi pour la société
sud-coréenne.
Débattre des idées
Le dernier point que je voudrais aborder dans cette partie concerne
les débats d'idée. Je trouve qu'il y a peu de débats d'idées
en Corée.
A l'exception du Hankyore Shinmun, les journaux se ressemblent beaucoup et ne brillent
par leur originalité. Mais surtout, les gens entre-eux discutent beaucoup, mais
n'échangent pas vraiment d'idées sur des sujets sociaux.
"La
diversité des opinions reflète la richesse de la société, sa
capacité à innover, à créer."
Une étudiante me disait un jour: "A l'université, on ne parle pas
politique, mais plutôt chanteur, mode, loisir". Or la diversité des
opinions reflète la richesse de la société, sa capacité à
innover, à créer. C'est aussi une preuve d'ouverture d'esprit. C'est donc
ce qui permet à un pays d'aller de l'avant. Une nouvelle fois, le problème
vient de cette société très homogène, où sortir du groupe
est mal vu. L'éducation par coeur à l'école ne favorise pas non plus
l'esprit critique. Il s'agit peut-être aussi d'une séquelle des régîmes
politiques autoritaires du passé où la liberté d'expression n'existait
pas. Cette situation devrait évoluer favorablement. C'est important pour la
richesse, la tolérance et la capacité d'innover de la société
coréenne.
Jeunesse : éducation traditionnelle et exigence
de liberté
La génération des 20-30 ans est née dans une Corée
riche et démocratique, alors que ses aînés ont vécu les années
de pauvreté et de gouvernements autoritaires. C'est donc la première génération
à pouvoir s'exprimer librement, voyager, profiter d'un pouvoir d'achat élevé
sans subir le stress de la dictature et de la productivité à tout prix.
C'est aussi la première génération à vivre dans un monde globalisé.
Et c'est elle qui va construire la Corée de demain.
Il est intéressant de savoir si elle va poursuivre le modèle parentale
ou si elle va imposer des innovations dans la société. Comme la Corée,
cette génération des 20-30 ans vit une époque de mutation. Elle a
reçu une éducation traditionnelle mais a une plus forte exigence de liberté.
Elle est attachée à sa patrie et tient un discours très nationaliste,
mais souhaite découvrir le monde. Elle est soucieuse de se frotter à des
idées nouvelles, mais est issue d'une Corée où les débats restent
rares, et elle défend elle-même des idées assez conservatrices sur
les grands problèmes de société. Des choix que fera cette génération
dépend le visage de la Corée de demain.
"Affirmer son identité,
cela signifie définir quel type de démocratie l'on souhaite."
Affirmer son identité, cela signifie définir quel type de démocratie
l'on souhaite. La Corée s'est sans conteste démocratisée, mais des
progrès peuvent encore être accomplis. Il reste des prisonniers politiques;
les partis politiques ne sont guère diversifiés idéologiquement; la
corruption reste fréquente... La nouvelle génération coréenne
souhaitera-t-elle une démocratie forte centrée autour de la personnalité
d'un leader comme c'est le cas actuellement, ou une démocratie à l'occidentale
plus libérale, reposant avant tout sur des idéologies et des projets de
société ?
Sur le plan social, cette nouvelle génération favorisera-t-elle une société
égalitaire, plus respectueuse des minorités comme on l'a évoqué
précédemment ou sera-t-elle toujours attachée au groupe, au consensus
au point de rejeter toute différence, comme les handicapés, les métis...
? Dans le même ordre d'idée, acceptera-t-elle mieux l'égalité
entre homme et femme ? Certes la condition féminine s'est améliorée
en Corée, mais sur le plan professionnel et même à la maison, les
femmes restent souvent soumises et occupent des emplois moins importants que ceux
de leurs collègues masculins. A ce niveau, les sondages montrent que les maris
participent de plus en plus à la vie du foyer, mais qu'au travail, ils répugnent
toujours à être dirigés par une femme. La famille se modernise, mais
les pères traditionnels n'ont pas dit leur dernier mot.
Réformer l'éducation est aussi un défi important. Comme tous les pays
confucianistes, la Corée du Sud accorde beaucoup d'importance à l'éducation;
le taux de scolarisation est élevé dans la Péninsule. Mais tout le
monde reconnaît qu'il faut réformer le système scolaire afin de l'adapter
à l'évolution du monde; donc une éducation plus ouverte, plus dynamique,
plus créative, qui repose moins sur le parcoeur. Or réformer un système
éducatif est toujours difficile.
Assumer son passé
La façon dont on répondra à ces différentes questions, à
ces différents défis, déterminera ce que sera la Corée de demain.
Deux points encore me semblent importants.
D'abord le regard sur le passé. Le passé de la Corée est souvent douloureux,
mais les générations précédentes n'ont pas toujours su assumer
certains points noirs de l'histoire. On a préféré jeter un voile pudique
sur certains événements. Ainsi les Coréens ont énormément
souffert sous la colonisation japonaise.
"Le jour où
sera publié un livre sur les collaborateurs, la société coréenne
aura fait preuve d'une grande ouverture."
Mais il existe aussi de nombreuses ambiguïtés à ce sujet: par exemple,
l'attitude d'une partie de la famille royale au début du siècle qui a facilité
l'arrivée des Japonais. Le problème aussi des collaborateurs qui n'ont
jamais été jugés à l'indépendance et dont certains
ont continué à occuper des fonctions importantes. Cela crée un sentiment
de malaise qui du coup accentue la haine envers le Japon. Le jour où sera publié
un livre sur les collaborateurs, la société coréenne aura fait preuve
d'une grande ouverture.
De même, à propos de la libération de la Péninsule, une étudiante
m'avait dit un jour: "Les résistants coréens étaient sur le point
de chasser les colonisateurs japonais. En larguant une bombe atomique sur Hiroshima,
les Américains nous ont volé notre victoire". Cette phrase est navrante
de la part de quelqu'un de jeune qui fait des études et devrait donc réfléchir.
Car c'est une contrevérité historique. Qu'on le veuille ou non, c'est faux.
Or avec ce genre d'idées, on ne peut pas établir de relations sympathiques
avec les Américains. C'est pourquoi assumer le passé dans son intégralité
-avec ses heures de gloire et ses heures sombres-est un élément de la globalisation,
et permet de mieux construire l'avenir.
"Docilité
politique contre amélioration du niveau de vie."
Cela permet de mieux construire l'avenir aussi pour des raisons de politique intérieure.
Par exemple, l'écrivain Yi Mun-Yol, dans son roman Chungpyon, s'interrogeait:
"Qu'y a-t-il dans le comportement de chaque Sud-Coréen pour que dure si
longtemps le pouvoir des militaires ?" Réponse de beaucoup d'analystes:
"Parce que nous avons échangé notre docilité politique contre
une amélioration de notre niveau de vie". Ce qui pose là aussi un
problème de conscience quant on pense au massacre de Kwangju.
C'est pourquoi je trouve très encourageant que ce soit les jeunes qui aient
mené les manifestations contre les deux anciens Présidents lors de leur
procès. A cette occasion, l'un d'eux m'avait déclaré: "Nous ne
voulons pas recommencer les erreurs de nos parents qui ont accepté les dictatures
du passé sans contester. Nous devons savoir exactement les exactions qu'ont
commis les anciens Présidents et les juger pour cela si nous voulons implanter
durablement la démocratie en Corée" Réaction très encourageante
encore une fois. Evidemment, assumer le passé oblige à se livrer à
une exercice d'autocritique, ce qui n'est jamais facile. La France en sait quelque
chose qui a mis de nombreuses années avant de reconnaître la responsabilité
de l'Etat dans le régime de Vichy, pendant la seconde guerre mondiale, une période
qui n'est pas à la gloire de l'histoire nationale.
Où se situe la Corée d'aujourd'hui ?
On parle souvent d'un pessimisme et d'un mal de vivre coréen, et cela malgré
le succès économique, la démocratisation et l'amélioration du
niveau de vie. Ce pessimisme serait dû au fait que le pays a changé trop
vite, et donc que la population a perdu ses repères. Les gens savent que d'autres
changements sont inéluctables, mais ils ne savent pas ce que cela va signifier
concrètement dans leur vie, d'où une certaine inquiétude.
"C'est cela la
globalisation: coexister pacifiquement dans le respect de l'autre; profiter des avantages
des deux mondes..."
On dit aussi souvent que la Corée est un pays en transition qui cherche sa
voie entre Orient et Occident. Ce dernier point me semble un faux débat. D'abord
il est évident que la Corée est un pays asiatique. Pourquoi donc chercher
à le placer en Occident ? C'est une aberration... Pourquoi aussi opposer les
deux termes ? Orient et Occident peuvent très bien coexister. C'est d'ailleurs
cela la globalisation: coexister pacifiquement dans le respect de l'autre; profiter
des avantages des deux mondes puisque chacun a beaucoup à apporter à l'autre.
On peut très bien déjeuner d'un poulet-frite et dîner d'un pibimpap,
écouter du rock californien et apprécier les chants bouddhistes traditionnels,
aimer le basket et le taekwondo.
Cela me semble évident, mais beaucoup de Coréens -notamment les plus
âgés-ont du mal à l'admettre. Ils pensent qu'il faut être tout
l'un ou tout l'autre, qu'en se confrontant avec d'autres modes de vie, la Corée
va y perdre son âme. Je ne partage pas cette opinion. Les jeunes coréens
qui sortent d'une pizzeria ne sont pas devenus Italiens. Les modes de vie et de consommation
évoluent; c'est inéluctable.
"C'est en affirmant
davantage son identité asiatique que la Corée sera davantage globalisée."
Quant au débat Orient/Occident, je pense que c'est en affirmant davantage
son identité asiatique que la Corée sera davantage globalisée. En
effet, on ne peut aller à la rencontre de l'autre que si l'on a suffisamment
confiance en soit, si l'on n'a pas peur d'être absorbé par l'autre. Ce
qui suppose donc d'avoir une culture et une identité forte. C'est pourquoi la
Corée doit affirmer son identité et sa culture asiatique, que la toutepuissance
des Etats-Unis dans la région lui a un confisqué un moment. Mais évidemment,
affirmer son identité asiatique ne doit pas tourner au délire nationaliste.
L'avenir de la Corée
Précédemment, nous avons posé un certain nombre de question quant
aux choix de la nouvelle génération sur la démocratie, les problèmes
sociaux, etc... Des réponses qui seront apportées dépend donc le visage
à venir de la Péninsule.
Il existe en fait deux écoles de pensée chez les sociologues, les économistes,
les professeurs de sciences politiques qui suivent ce sujet.
Une première école pensent que la nouvelle génération va favoriser
des changements sociaux radicaux. Professeur d'économie àl'université
Yonsei, Park Tae-Kyu parle dans l'un de ses ouvrages d'une génération morale,
c'est-à-dire exigeante dans ses revendications. Elle ne réclame pas la
démocratisation en général, mais la lutte contre la corruption des
hommes politiques; elle ne souhaite pas une amélioration de la qualité
de la vie de façon vague, mais lutte pour l'environnement et la défense
des plus pauvres. Et ainsi de suite.... Si l'on en croit cette première école,
la Corée connaîtra dans la prochaine décennie des changements sociaux
majeurs, vers plus d'ouverture et de tolérance.
Mais une autre école conteste complètement cette analyse. Cette seconde
école estime que les jeunes font avant tout confiance à leur famille pour
la poursuite des valeurs et de la culture. Le monde extérieur aurait peu d'influence
sur eux. Les jeunes semblent contestataires. Mais dès que les années passent,
ils reviennent vers le mode social dominant. L'exemple en est donné par ceux
qui ont violemment manifesté pour la démocratie en 1987 lorsqu'ils étaient
étudiants, et aujourd'hui sont cadres chez Samsung ou Hyundai, et n'imaginent
pas contester l'ordre établi. L'avenir nous dira laquelle de ces deux écoles
a vu juste.
[ Motivations du livre | Les
défis à relever]
[Le sens de la Segyewha
| Le Monde, les étrangers et la Corée | Les étrangers en Corée
| Nationalisme, frein à l'internationalisation]
[ Accepter la différence |
Débattre des idées | Jeunesse | Assumer
son passé | Où
se situe la Corée d'aujourd'hui ? |
L'avenir de la Corée
]